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C'est le grand projet du Kremlin : construire près de Moscou une Silicon Valley capable de tirer l'ensemble de l'économie sur la voie de la modernisation. Observateurs et acteurs, russes comme occidentaux, hésitent entre enthousiasme et scepticisme.
C'est le visage de la Russie nouvelle, innovatrice et entreprenante dont rêve le chef du Kremlin, Dimitri Medvedev. « La Silicon Valley russe, nous la construisons déjà ici ! », lance Andreï Posdniakov. Un homme d'affaires inconnu à Moscou. Mais, à Tomsk, dynamique ville de Sibérie où un habitant sur cinq est étudiant et l'esprit d'innovation bien enraciné, ce jeune patron fait référence. Les programmes de software conçus par les ingénieurs de sa société, Elecard, notamment des solutions d'interface en vidéo digitale, sont simples, ingénieux et bon marché. Quelque 95 % des ventes se font à l'export. Un pourcentage record parmi les PME russes, ellesmêmes rares dans le tissu industriel.
« L'essentiel, c'est de travailler pour trouver les solutions dont auront besoin demain les clients », insiste Andreï Posdniakov. Une lapalissade. Mais une évidence pas si forte en Russie, où la demande en nouvelles technologies reste faible. « Ca va changer ! », sourit l'entrepreneur, fier de montrer aux « Echos » son bureau sibérien comme d'autres font visiter le garage californien de HP à Palo Alto. En pleine croissance, Elecard se dotera bientôt d'un nouveau siège, un bâtiment en verre près de la zone économique spéciale de Tomsk. « Ici comme dans d'autres villes, infrastructures, universités, hommes et entreprises existent déjà et construisent une économie d'innovation. Pour nous soutenir, il faudrait des fonds régionaux et attirer les sociétés de capitalrisque, propose Andreï Posdniakov. Cela serait plus utile que de bâtir cette Silicon Valley près de Moscou… »
Une « ville du futur » à statut spécial
A Tomsk comme à Moscou, ce jeune entrepreneur n'est pas le seul à se montrer sceptique vis-à -vis de l'ambitieux projet lancé en février par Dimitri Medvedev pour servir de locomotive à la modernisation d'une économie encore très dépendante du secteur énergétique. Le président avait alors défendu une « ville du futur devenant le plus grand site test de la nouvelle politique économique ». Depuis, le lieu a été choisi : Skolkovo, terrain à bâtir près de Moscou. Une équipe dirigeante est en cours de formation autour d'un conseil réunissant des personnalités, notamment étrangères. « Cela sera une version russe de SophiaAntipolis », a confié aux « Echos » Martin Bouygues, seul Français siégeant parmi de nombreux patrons de la haute technologie américaine.
A Skolkovo devraient se retrouver chercheurs, étudiants, créateurs de start-up, représentants de grandes entreprises, investisseurs en capital-risque… Le gouvernement, qui prévoit de larges budgets, prépare une législation donnant un statut spécial au site et à ses privilégiés d'habitants. Pour peaufiner son projet, le chef du Kremlin vient d'ailleurs d'effectuer un voyage éclair en Californie afin de visiter la version originale de ce que devrait devenir la Silicon Valley russe.
Pour beaucoup d'observateurs, Skolkovo risque cependant de finir dans une impasse. « Sans changement de fond des institutions, il n'y aura pas de vraie modernisation », peste Konstantin Notman, autre entrepreneur rencontré à Tomsk. « En Russie, le problème n'est pas entre l'entreprise et l'innovation. Mais entre l'administration et l'innovation. Nous vivons dans une économie de monopoles, où des monstres industriels ont créé des dépendances. Skolkovo risque de devenir à son tour un monstre. Au Kremlin, ils ont compris la nécessité de bouger. Mais, en dessous, de puissants lobbies poussent au statu quo car, corruption oblige, ils n'ont aucune raison de changer leurs habitudes », s'inquiète Konstantin Notman.
« Un village Potemkine ne suffit pas »
Ce type d'appels pour libérer les entreprises du poids de la bureaucratie se sont en fait multipliés depuis l'annonce du projet de Skolkovo. « En soi, c'est déjà un progrès ! Car ces questions étaient taboues. Lorsqu'elles agiront sans peur et sans pressions, les PME pourront enfin se développer », prévient un entrepreneur européen à Moscou avant d'ironiser : « Chaque leader soviétique avait sa campagne et cela n'a jamais fonctionné. Medvedev, c'est la modernisation. Une nouvelle tentative de réforme par le haut sera un échec. »
Dominique Fache, l'un des fondateurs de Sophia-Antipolis, aujourd'hui installé à Moscou, n'est pas loin de partager ce scepticisme. « Il y a dix ans, personne n'écoutait en Russie ceux qui parlaient d'innovation. Aujourd'hui, il y a une volonté au plus haut niveau de faire bouger les choses. Mais, pour créer une nouvelle culture d'innovation, la construction d'un village Potemkine ne suffit pas. Il faut éveiller la créativité, le sens du risque, la pensée latérale, le travail en réseau… », assure-t-il. « Skolkovo va créer un bouillon d'innovations. Mais le premier moteur de l'innovation reste la concurrence. Il faut que les acteurs économiques comprennent que, pour se développer et s'imposer sur les marchés internationaux, il faut prendre des risques et proposer du nouveau. En Russie, cette vision progresse lentement… », ajoute Sergueï Boev, vice-président de Sistema, rare grande entreprise innovante russe.
Entre optimisme et pragmatisme, observateurs russes comme occidentaux espèrent avant tout un changement de mentalité. « Elles évoluent. A Tomsk, cela s'est fait petit à petit. A Skolkovo, c'est une autre voie… », se méfie Viktor Kress, le gouverneur de la région modèle, fier d'avoir installé le premier incubateur d'entreprises du pays dans une université et d'avoir fait passer de 50 % à 20 % la part du budget venant du pétrole. Autre résultat : le forum annuel sur l'innovation de Tomsk, en mai, est devenu un grand rendez-vous.
« Il faut agir vite », répond aux critiques Arkadi Dvorkovitch, l'influent conseiller économique du Kremlin. La nécessité de diversifisier l'économie s'est imposée avec la dernière crise. Rapidement, les autorités ont parlé de modernisation et Skolkovo est devenu à leurs yeux un moyen de lancer une dynamique. « C'est important de bâtir un site nouveau sur un terrain vierge. Car il faut créer un environnement où n'existent pas les barrières dissuadant habituellement les investisseurs étrangers, en particulier corruption et faiblesse des technologies », a expliqué aux « Echos » Arkadi Dvorkovitch.
Un argument auquel sont sensibles les Occidentaux. « La Chine a réussi à développer des centres d'innovation grâce au faible coût de sa main-d'oeuvre. C'est moins le cas de la Russie, qui ressemble a priori davantage à Israël. Mais celui-ci a un atout : un cadre réglementaire transparent et prévisible…, rappelle Bo Parker, consultant de PricewaterhouseCoopers. Skolkovo doit offrir réglementation claire, saine procédure de décision, défense des droits de propriété… et absence de mauvaises surprises ! »
La Russie avait déjà essayé d'implanter des « innovation clusters » et créé des zones économiques spéciales. Leur agence nationale a été dissoute l'an passé. Faute de résultats. Dans certains pays en voie de développement, des initiatives similaires ont été des succès, en Inde notamment, où l'environnement économique est réputé plus ouvert. « En Russie, a priori, le potentiel est pourtant énorme !, insiste Jonathan Sparrow, directeur de Nokia Siemens à Moscou. Le pays est bien plus avancé que d'autres en recherche et développement. Je suis même frappé par la qualité des travaux mathématiques de simulation et des créations de prototypes. Le problème, c'est de passer au stade de la commercialisation. »
Pour Skolkovo, « une quinzaine de projets viables ont été présélectionnés parmi des chercheurs russes. Le pays a toujours été une terre fertile en matière grise mais pauvre en entrepreneurs capables de transformer les idées en entreprises. Nous devrons aider à franchir ce pas », affirme une source proche de Viktor Vekselberg, l'oligarque choisi par le Kremlin pour orchestrer Skolkovo. « Une partie du problème sera de convaincre les chercheurs russes partis à l'étranger qu'ils peuvent revenir et développer ici leurs projets. Pour le moment, je n'ai pas la solution », a reconnu celui-ci lors du récent forum économique de Saint-Pétersbourg.
« Initier un cercle vertueux »
Invités en nombre à ce « Davos russe », quelques grands noms des hautes technologies américaines ont semblé plein d'enthousiasme pour Skolkovo. « C'est une formidable façon de commencer », s'est réjoui Craig Barrett, l'ancien patron d'Intel nommé auprès de Viktor Vekselberg. « Bien sûr, nous croyons en ce projet et nous y serons présents », a confié aux « Echos » John Chambers, le PDG de Cisco, qui, lors de la visite de Dimitri Medvedev en Californie, vient d'annoncer un investissement dans l'innovation russe de 1 milliard de dollars sur dix ans, avec notamment un centre technologique à Skolkovo. « Créons une société d'entrepreneurs guidée par la culture du succès. Il est temps d'initier ce cercle vertueux en Russie ! » a lancé Joe Schoendorf, associé de la société de capital-risque Accel Partners.
« Mais l'entrepreneur a toujours mauvaise réputation en Russie. C'est la clef du problème ! La majorité de nos jeunes veulent travailler pour Gazprom ou dans l'administration, souligne Vadim Koulikov, à la tête d'un centre finançant des start-up. Dans nos universités, les cours sont trop théoriques. Les professeurs viennent, lisent leurs leçons et repartent. Comment voulez-vous que cela forme des étudiants tournés vers l'innovation et le concret ? » Un changement profond de mentalité plus difficile que la construction d'un simple bâtiment pour la future Silicon Valley.
Benjamin Quénelle, Les Echos
CORRESPONDANT À MOSCOU.
Benjamin Quénelle, Les Echos
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